Par Claude Didier, directeur d’école dans l’Isère [1].
À ceux qui imaginent que Base-Élèves est devenu inoffensif depuis l’arrêté du 20 octobre 2008, il suffit de répondre qu’avec l’INE, Identifiant National Élève, et avec la Base Nationale des Identifiants Élèves, qui conserve les données pendant 35 ans, l’État a prévu l’outil caché parfait, aux finalités inchangées : ficher la jeunesse pour mieux la contrôler. Un exemple : tout nouvel arrivant en France sera immédiatement repéré puisqu’il ne disposera pas d’INE. Allô la préfecture ?
Il suffit d’évoquer les nombreux croisements de fichier déjà amorcés. Savez-vous par exemple qu’une assistante sociale ne peut plus aider une famille dans le besoin sans la ficher ? Qu’un maire, dans le cadre de la loi dite de « prévention de la délinquance », a tout pouvoir pour ficher sa population ? Lui transmettre les cas d’absentéisme n’a plus pour but d’aider une famille à mieux percevoir l’intérêt d’une fréquentation scolaire régulière (prévention), mais de ficher et de faire retirer les allocs (répression). Entre parenthèses, si vous vous contentez de signaler les cas d’absentéisme à l’IA [2], celle-ci est tenue de transmettre au maire…
Il suffit de faire rentrer par la fenêtre ce qu’on a fait sortir par la porte. Les données retirées de Base-Élèves réapparaissent trop discrètement : livret électronique, fichier des élèves en difficulté… [3].
Le maillon manquant du fichage généralisé, c’était les écoles : c’est chose – presque – faite.
Presque, car nous ne voulons pas devenir des agents de fichage et nous ne voulons pas de déterminisme imposé à nos élèves.
Mais Base-Élèves répond encore à bien d’autres objectifs
Un marché de la sécurité se développe. Pensons à l’appel d’offre pour les clés OTP [4], au coût supérieur à 3 millions d’euros. Pensons à celui de la surveillance de l’opinion des enseignants, pour la première fois confiée non plus aux RG mais à une entreprise privée. Pensons au marché des caméras de surveillance, de la biométrie, de la publicité interactive. Pensons au marché des logiciels qui permettent, par exemple, de relier biométrie et Sconet [5]. En attendant le fichage généralisé de l’ADN dès la naissance (qui existe en Islande je crois) et les puces sous-cutanées qu’on a tort d’imposer au bétail (au-delà du danger pour la santé) car ce qui est bon pour les bêtes le sera un jour pour nous aussi. Rien de tel pour développer le marché du tout sécuritaire que d’habituer la jeunesse en banalisant de tels outils sur les lieux mêmes de l’éducation, perversité suprême à laquelle participe pleinement Base Élèves.
Comme l’écrit Jean-Claude Roulin [6], du CNRBE, « la surveillance de la population est consubstantielle et indispensable au libéralisme économique ».
La pédagogie de la transmission va de pair avec le codage binaire des résultats des élèves, méthode prétendument scientifique et objective. Nous, éducateurs pédagogues, connaissons les conséquences terribles de cette pédagogie stérilisante, formant des sujets dociles et individualistes. Mais la rapidité et l’enthousiasme avec lesquels les éditeurs ont anticipé les nouveaux programmes Darcos (eux-mêmes dictés par des lobbies obscurs voire obscurantistes) en disent long sur les perspectives du marché du gavage des oies. Déjà des outils d’aide personnalisée voient le jour. L’entonnoir sera offert pour toute commande de manuels « à l’ancienne » ? La nature ayant horreur du vide, la suppression des RASED [7] fait de la place au marché privé de l’aide aux élèves en difficultés, qui le seront encore plus avec la pédagogie frontale. Tout ceci est cohérent.
La pédagogie que nous pratiquons, celle de l’épanouissement, de la créativité, de l’émancipation et de la solidarité, est une entrave au libéralisme, du point de vue intellectuel comme du point de vue économique. N’oublions pas que l’Union Européenne s’est donné comme objectif d’ouvrir un grand marché de l’éducation, en privatisant au maximum les écoles et en développant les « outils éducatifs » du futur, ceux du MEDEF. Un ordinateur et des batteries d’exercices abêtissants à consommer, voilà les perspectives de formation du 21ème siècle. L’enseignant contrôlera le bon fonctionnement des machines et le bon enregistrement des résultats. C’est là que l’on retrouve la nécessité du fichage des élèves… pour faire des économies, pour programmer des batteries d’exercices personnalisés « scientifiquement » et pour rendre caduque des décennies de recherche et de progrès pédagogiques. Au lieu d’éduquer nos élèves à se méfier des pièges d’internet et notamment de l’autofichage, nous les formatons à l’acceptation de Big Brother.
Le développement du marché de l’éducation va de pair avec la réduction de la dépense publique (LOLF [8], RGPP [9]). Grâce à la transmission verticale des savoirs, à l’outil informatique, au fichage et à la traçabilité des élèves, plus besoin d’un enseignant pour une vingtaine d’élèves (rêvons). Il suffira d’un pour quarante ou cinquante ; le télétravail pourrait également permettre, avec la rotation des classes, de limiter le nombre de salles nécessaires. D’où l’intérêt des EPEP [10], pour renforcer le poids de la hiérarchie et son pilotage de proximité, pour se doter à une plus grande échelle de plus grandes salles, de parcs informatiques plus performants tout en réduisant le nombre de classes et d’enseignants, tout en anonymisant l’enseignement dans des écoles-usines éloignées de la vie des quartiers ou des villages. Le poids des élus dans les CA des EPEP n’est pas sans lien avec le souci de dépossession imposée aux pédagogues de la pédagogie. Projets et partenaires privés iront de pair avec fichage et traçabilité.
Base-Élèves est tout à fait utile pour avancer à grand pas vers le statut de chef d’établissement du 1er degré (EPEP), les directeurs étant seuls habilités à ficher les élèves, à posséder la clé OTP, même dans leur vie privée, les directeurs étant seuls exposés en cas de résistance…
Base-Élèves est donc un excellent outil pour faire disparaître la dimension humaine de l’Éducation. Tout devient élément d’un dispositif sécuritaire, économique et politique. Base-Élèves est indispensable à la société déshumanisée de la compétition capitaliste exacerbée.
C’est aussi pour cela que nous ne l’acceptons pas.
C. D.
Lire aussi un précédent article du 17 février sur La recherche de personnes par base élèves.
D’autres informations sur la lutte contre Base élèves dans l’Isère
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- Membre du CNRBE, il fait partie des 190 refuzniks qui refusent de renseigner ce fichier
- NDLR : Inspection académique.
- NDLR : On lira avec profit l’excellent article de Stéphanie Pouget, militante de la LDH.
- NDLR : OTP pour « One Time Password ». Mot de passe à usage unique ; technologie mise en œuvre basée sur une clé générant des codes aléatoires à une fréquence régulière, dont la combinaison avec un code PIN aboutit au mot de passe que l’utilisateur saisit lors de son authentification.
- NDLR : Fichier informatique pour le second degré.
- NDLR : Dans le cadre d’un échange de courrier sur la liste de discussion du CNRBE.
- NDLR : Réseau d’aide et de soutien aux élèves en difficulté.
- NDLR : Loi organique relative aux lois de finances.
- NDLR : Révision générale des politiques publiques
- NDLR : Établissements publics d’enseignement primaire.