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«Une résistance éthique contre l’évaluation»

Posted by retraitbaseeleves sur 5 juillet 2010

(LDH-Toulon, 5/07/2010). — Depuis quelques années, l’Éducation nationale privilégie une approche par compétences des acquis des élèves. Une note de service du 13 juillet 2009, concernant l’Évaluation en collège et en lycée professionnel préparant au diplôme national du brevet, illustre cette évolution : pour la première fois, la session 2011 de ce diplôme évaluera les compétences validées par l’élève qui auront été enregistrées dans son livret personnel de compétences.

De leur côté, les candidats aux concours du Capes ou de l’agrégation devront désormais subir une épreuve orale visant à évaluer leur « compétence [à] Agir en fonctionnaire de l’Etat et de façon éthique et responsable », une disposition qui «suggère une volonté de contrôle des consciences».

Frappée par l’utilitarisme de l’approche par compétences qui transforme l’éducation en une fabrique de “ressources humaines” au service de l’employabilité des individus, Angélique del Rey, professeure de philosophie auteure d’un livre sur L’école des compétences, appelle à une résistance éthique contre cette évolution.
–> Nous reproduisons ci-dessous une tribune qu’elle a publié dans le journal Le Monde.

par Angélique Del ReyLe Monde du 3 juillet 2010

Apparue dans les textes réglementaires en 2006 (arrêté du 19 décembre), la liste des dix compétences que doit avoir acquis l’enseignant lors de sa formation n’a alors pas fait de bruit : elle ne faisait pas encore l’objet d’une épreuve aux concours de recrutement.

Puis c’est arrivé pour certains concours, les professeurs des écoles, d’histoire-géographie ou encore de sciences économiques et sociales étant appelés, depuis 2007, à passer une épreuve obligatoire de « validation de la compétence » numéro un : « agir en fonctionnaire de l’Etat et de façon éthique et responsable ». L’épreuve a été généralisée en 2010 à tous les concours de recrutement, et c’est alors que la polémique a éclaté, certains membres du jury de l’agrégation externe de philosophie menaçant même de se démettre si cette épreuve n’était pas supprimée (voir Libération du 16 juin).

Cette polémique ainsi que le sentiment d’illégitimité qui l’a fait naître ne doivent pourtant pas cacher le système – que dis-je ?, la maladie – dont ladite épreuve n’est malheureusement qu’un symptôme : une évaluation devenue systématique dans l’éducation nationale comme dans l’entreprise et qui, sous prétexte de vérifier les compétences des personnes, autrement dit leurs performances réelles lorsqu’elles seront placées en situation de vie ou de travail, les dépossède paradoxalement de ce qu’elles savent faire, de leurs qualités concrètes.

J’ai nommé la fameuse « évaluation par compétences », dont le principe sert aujourd’hui aussi bien à évaluer les « compétences à réussir dans la vie moderne » des élèves de 15 ans du monde entier (à travers des évaluations internationales qui contraignent les politiques publiques) qu’à fabriquer des évaluations nationales massives visant à contrôler les performances de l’école primaire française.

Mais aussi à évaluer par un « livret personnel de compétences » l’acquisition en fin de 3e (au brevet des collèges) du « socle commun de connaissances et de compétences » ou à évaluer les futurs enseignants dans leur « capacité » (et bientôt les enseignants eux-mêmes dans leur « efficacité ») à faire réussir leurs élèves. Ou encore à calculer le « capital cognitif » de l’entreprise à travers l’évaluation systématique des compétences des salariés en situation de travail (ou de pause)… En bref, un système fractal, dont l’étonnante diffusion dans le monde de l’éducation (mais pas seulement) impose d’en questionner globalement la logique.

Désobéir aux ordres

Certes, l’idée même d’une compétence « agir en fonctionnaire de l’Etat et de façon éthique et responsable » a de quoi choquer : mais n’est-ce pas tout le système sous-jacent d’évaluation qui est choquant ? Un système qui voudrait que l’on puisse définir dans l’abstrait et évaluer par une série de comportements observables ce qui permet à une personne d’être performante dans son action. Car qu’appelle-t-on « performance » ? Croit-on qu’une performance quelconque puisse être prédéfinie en dehors de tout contexte ? Et surtout, le critère de la performance est-il propre à mesurer la dimension éthique d’un comportement ?

Si certains professeurs des écoles, pour ne prendre que cet exemple, décident de désobéir aux ordres du ministère et ne pas faire passer à leurs élèves les évaluations nationales, la raison se trouve dans leur intime conviction du caractère éthique de leur résistance : ils ont certes appris à obéir à la loi qu’on leur impose, mais aussi à celle qu’on « s’impose à soi-même » – selon la formule par laquelle Rousseau définissait la véritable et profonde liberté. Or, la modélisation normative des « situations de la vie moderne », nécessaire à l’évaluation des « compétences » de chacun, interdit simplement de reconnaître cette dimension.

Cette modélisation des comportements est bien plutôt l’un des principaux instruments de transformation de l’homme dit moderne en ce que Robert Musil appelait un « homme sans qualités » : un homme ne devant être par lui-même rien ni personne, n’avoir ni qualités, ni affinités électives, ni aptitudes, ni sens moral propres, mais « apprendre à être », à faire et à oublier pour mieux apprendre, afin d’être en permanence adaptable à une société présentée comme un horizon indépassable.

Alors oui, nous sommes contre ces paradoxales évaluations d’une capacité à « agir de façon éthique »… à condition que l’éthique en question soit exclusivement celle de l’Etat. Parce que nous sommes profondément contre un système d’évaluation qui étouffe la capacité de chacun, qu’il soit professeur ou élève, fonctionnaire ou non, à s’autodéterminer dans son action.

Et qui, sous prétexte d’évaluer efficacement ses compétences à agir efficacement, le dépossède en réalité de ses compétences concrètes.

-> Angélique del Rey, À l’école des compétences. De l’éducation à la fabrique de l’élève performant, éd. La Découverte, janvier 2010, 288 pages, 19 €. Lire une présentation de cet ouvrage par Bernard Gensane.

A propos d’Angélique del Rey: elle enseigne la philosophie dans un centre de postcure pour adolescents, en banlieue parisienne. Elle est l’auteure, avec Miguel Benasayag, de Plus jamais seuls. Le phénomène du téléphone portable (Bayard, 2006) et Éloge du conflit (La Découverte, 2007). Coanimatrice, avec Miguel Benasayag, du collectif Malgré tout, elle a également collaboré, avec des membres du Réseau Éducation sans frontières, à l’écriture de La Chasse aux enfants (La Découverte, 2008).

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