Collectif national de résistance à Base élèves…

contre tous les fichiers scolaires

Livret de compétences : dossier spécial du SNUipp-FSU Isère

Posted by retraitbaseeleves sur 14 avril 2011

Livret Personnel de Compétences : des conséquences dramatiques pour les enfants et pour le métier d’enseignant, un danger pour l’école et la démocratie

Le SNUipp-FSU Isère vient de publier un dossier spécial extrêmement détaillé sur le livret numérique de compétences, intitulé : « Le livret personnel de compétences, et si on creusait ? » (document pdf, 32 pages, mars 2011). Ce dossier démontre sans ambiguïté que ce livret n’a rien de personnel : c’est un fichier qui appartient à l’Etat et qui est destiné à suivre chacun tout au long de la vie. Le fichage des compétences par l’éducation nationale ne vise d’ailleurs pas seulement les enfants : dorénavant, les compétences des enseignants seront elles-aussi évaluées et fichées.

Comment sont définies les compétences ? Les fichiers de compétences sont-ils dangereux ? Quels en sont les enjeux ? Comment de tels fichiers ont-ils pu être mis en oeuvre par l’éducation nationale ? Quels conséquences sur les enfants, sur les enseignants, sur leur métier ? Quels changements pour l’école ? Pour le monde du travail ? Pour les libertés ? Autant de questions auxquelles ce dossier apporte de nombreux éléments de réponses : clairs, précis et terriblement inquiétants, notamment en ce qui concerne les conséquences de ce fichage pour les enfants.

Extrait 1 : chapitre 6 (p. 13 à 15)

6 Comment ces livrets ont-ils pu se mettre en place ?

6A Par l’absence d’informations et de débats, par la désinformation

Ces livrets sont introduits de façon anodine et dans l’opacité la plus complète, comme pour Base élèves :
– Ils n’ont été soumis à aucune étude d’impact.
– L’absence d’instances de concertation sur les fichiers ne permet ni aux décisionnaires ni aux organisations, ni aux citoyens de mesurer les enjeux des dispositifs, d’appréhender leur dimension de fichage, d’en déceler les irrégularités.
– Il n’y a eu aucun débat parlementaire, aucun texte publié : seulement quelques mots dans de simples circulaires ministérielles.
– Les inspecteurs s’opposent à ce que les fichiers fassent débat dans les réunions et les conseils d’école. Les informations données aux enseignants par l’administration sont tronquées.
– Des décisions successives aux différents échelons s’annulant ou se complétant créent une absence de lisibilité sur le terrain. La « décision informatique » (exemple Affelnet) ou le tableau excel sont à remplir dans l’urgence, etc.

6B En utilisant l’argument de la modernisation pédagogique et technique

– L’outil informatique est fascinant et performant en apparence, au point qu’on peut croire qu’il est capable de remplacer des dispositifs humains complexes.
– Du fait de son invisibilité, l’exploitation des fichiers informatiques ne peut être contrôlée par les citoyens.
– Ces nouveaux dispositifs sont trop éloignés des pratiques et du sens commun ; il est donc difficile pour les acteurs d’anticiper les effets de leur mise en oeuvre.
Au nom de la modernité, l’usage de ces outils technologiques rend possible l’abandon de principes essentiels pour l’éducation : confidentialité, séparation vie publique/vie privée, distinction entre éducation et employabilité, non discrimination, droit à l’oubli, liberté pédagogique.

6C En faisant régresser la loi

– La loi relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés de 1978 a été « libéralisée » en 2004 et les prérogatives de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), chargée de veiller à cette loi ont été réduites à la demande… de son président le sénateur UMP Alex Türk. Elle n’encadre ni la création de fichiers de l’ampleur de Base élèves, ni l’immatriculation de la quasi totalité de la population.
– De nouvelles lois non scolaires ont des conséquences sur l’École.
L’État crée le concept de « secret partagé » avec la loi dite Loi relative à la Prévention de la délinquance de mars 2007 (47), renforcée par la LOPPSI 2 (48). Ces lois ne mettent plus d’obstacle de principe au partage de renseignements entre différentes administrations. Les lois sécuritaires et les lois sur l’immigration modifient profondément l’accès aux données personnelles. La loi relative à l’orientation et à la formation tout au long de la vie (49) pervertit les missions de l’École.
– Les libertés du citoyen sont réduites.
Par exemple, concernant les familles, la liberté d’opposition au fichier Base élèves est assujettie à des conditions qui rendent impossible la mise en oeuvre de cette liberté. Le « devoir d’obéissance » est avancé dès que les enseignants soulèvent des objections.
– La « politique du coup parti » (50) employée par l’État devient une habitude en matière de fichiers et se retrouve au niveau des inspections de circonscriptions ou d’académie.

6D Grâce à la collusion entre les instances européennes et les lobbyings de l’industrie

Sous la pression des lobbyings industriels, la décision de mettre en oeuvre le socle commun et la carte d’accréditation des compétences a été prise par le Parlement européen et la Commission européenne. Or, ceux-ci n’ont pas la compétence décisionnelle en matière d’Éducation. Ils ne peuvent faire que de simples recommandations que la France n’est pas tenue de suivre. C’est donc bien un choix idéologique qu’elle a fait.

6E Par la préparation psychologique de la population

– En faisant croire que l’école est responsable du chômage.
– En faisant croire que le socle commun, comme par magie, va régler tous les problèmes.
– Par l’usage d’arguments sécuritaires et en instrumentalisant la peur, on banalise la mise en oeuvre de fichiers et les idéologies qui vont avec.
– En célébrant la culture de l’évaluation et de l’auto évaluation, ainsi que la culture du mérite personnel.
– En revenant à une conception déterministe du développement des apprentissages.
– En rompant progressivement la séparation entre vie publique et vie privée.
– En faisant croire que les enfants apprennent mieux en cours particuliers (soutien individuels) au lieu d’abaisser les effectifs, de développer le travail coopératif.

(47) Loi relative à la Prévention de la délinquance.
(48) LOPPSI 2 : texte adopté le 14 février 2011.
(49) La loi relative à l’orientation et à la formation tout au long de la vie.
(50) La lettre du Syndicat des Avocats de France pages 10 à 12 : Mise en oeuvre illégale, dispositif invalidé… mais maintenu.

Extrait 2 : chapitre 7A (p. 15 à 17)

7A Les conséquences du fichage des compétences pour les enfants

Le traçage de l’enfance

L’enfant n’est plus ce qu’il est à un âge donné mais ce qu’il a été. Les systèmes informatique gardant tout en mémoire, le droit à l’erreur et à l’oubli ne lui est plus accordé.
« Un des aspects les plus insupportables de ce projet, tel qu’il a été présenté par la presse, est l’établissement d’un document qui suivra le jeune au long de sa scolarité : inscrit dans un registre ou sur un disque d’ordinateur, ce document, avatar du casier judiciaire, permettra, au moindre incident, d’exhumer son passé. S’il est pris à dix-sept ans à faire l’école buissonnière ou à taguer un mur du lycée, ce comportement pourra être rapproché de son instabilité caractérielle déjà notée au cours préparatoire. Cet enfermement dans un destin imposé par le regard des autres est intolérable, il est une atteinte à ce qu’il y a de plus précieux dans l’aventure humaine : la possibilité de devenir autre. » Albert Jacquard, Mon utopie, 2006
La disparition de la confidentialité détruit petit à petit la confiance des enfants et des parents dans les enseignants et l’institution.

La dépossession du livret scolaire et de l’orientation

Le livret scolaire appartient dorénavant à l’État et aux sociétés privées qui mettent en place les environnements numériques de travail (ENT) et les différentes applications de validation. Personne ne peut garantir l’usage qui en sera fait à court terme et à long terme.
Une scolarisation en hôpital, dans tel établissement religieux, dans tel établissement spécialisé, les compétences et incompétences traduisant certaines des difficultés, des handicaps, laisseront une trace informatique.
Dans un contexte de mise en place de procédures automatiques d’orientation – Affelnet CM2/6ème, Affelnet 3ème/orientation et Admission Post-BAC (APB) –, on ne peut qu’avoir des craintes quant à l’utilisation qui sera faite du fichier de compétences et quant à la manière dont seront prises en compte les validations de compétences. Les entretiens sur dossiers sont abandonnés dans certaines sections, alors qu’ils permettaient de donner une chance à des élèves « atypiques ». L’élève ne peut plus choisir ce qu’il souhaite faire valoir pour son orientation, puisque tous les éléments le concernant sont inscrits dans son dossier.
Jusque là, les orientations s’appuyaient sur les résultats de l’année écoulée. Le risque est bien de voir rechercher dans le passé du jeune des critères de prédiction de réussite.

La catégorisation et la sélection par les compétences

Le « pilotage » automatique (au-dessous de 33% de réussite, les enfants doivent être pris en soutien) procède d’une vision totalement réductrice de l’enfant et peut induire ou accentuer des sentiments d’échec.
La numérisation des compétences (acquis/non acquis) rend possible le tri automatique des enfants (en très compétents, moyennement compétents, faiblement compétents par exemple).
De plus, le fichier des compétences cache un fichage des incompétences : « si les enseignants ne souhaitent pas valider la compétence, il sera considéré que ces compétences ne sont pas acquises et ils devront indiquer ce que l’élève n’a pas acquis ». L’acquisition d’une compétence doit être datée. Les enfants pourront être triés en fonction de leurs compétences et de leur rapidité d’acquisition, cela dès le CE2. Des filières sont en projet, dès l’âge de 12 ans (apprentissage et écoles du socle commun).

La catégorisation et la sélection par des critères subjectifs

On peut douter de l’objectivité des critères de validation des « compétences » (polysémie de la notion) et en particulier des compétences dites sociales (attitudes, autonomie, dispositions d’esprit). On a vu que des personnes extérieures à l’école participeraient à ces évaluations. Ainsi les enfants seront sélectionnés aussi sur leur « prétendue personnalité », leur loisir, les associations qu’ils fréquentent, etc.
Les compétences représentent des données beaucoup plus intrusives que les notes.
Alors qu’aujourd’hui le bien fondé de l’attribution de notes en primaire fait débat, on ne peut que redouter les répercussions sur le développement et l’évolution d’un enfant du fait de s’entendre répéter et de se voir notifier dans son LPC, année après année, que par exemple il ne valide pas la compétence « respecter les autres » ou « avoir conscience de la dignité de la personne humaine » ou « s’exprimer à l’oral comme à l’écrit dans un vocabulaire approprié et précis », etc.
Dans le monde du travail, depuis quelques années s’est développée une évaluation par compétences professionnelles mais également comportementales. Or par exemple, les cas de personnes ayant des difficultés au sein d’une équipe qui se trouvent résolues par un changement de poste, ne sont pas rares. On peut aisément imaginer que leurs compétences seront évaluées de manières très différentes selon les contextes. Est-il bien raisonnable d’attribuer aux supérieurs hiérarchiques la tâche de juger des compétences telles que « sens de l’analyse », « esprit d’équipe », « adaptabilité », « honnêteté intellectuelle », « gestion du stress » de leurs subordonnés et de l’enregistrer dans leur dossier ? L’appréciation de ces compétences est éminemment subjective. Il en va de même pour juger des compétences des enfants. Est-il bien raisonnable de consigner dans un fichier si un enfant de 10 ans « se respecte en respectant les principales règles d’hygiène de vie ; accomplit les gestes quotidiens sans risquer de se faire mal » ou « a conscience de la dignité de la personne humaine et en tirer les conséquences au quotidien » ? Est-il raisonnable d’enregistrer qu’un jeune de collège « comprend l’importance du respect mutuel et accepte toutes les différences » ou « adapte sa prise de parole à la situation de communication », etc.?
A terme il est prévu d’attribuer à chaque citoyen un dossier numérique sur lequel figurera l’historique de la validation de ses compétences scolaires, de savoir-être, puis professionnelles. Peut-on raisonnablement y voir un élément de progrès ? Les personnes à l’origine d’un tel projet ont, à n’en pas douter, de nombreuses compétences, mais vraisemblablement pas la « conscience de la dignité humaine »…

Le contrôle permanent de l’enfance et les risques pour la construction de l’image de soi

La multitude des acteurs habilités à évaluer les élèves, dans et hors l’école, la quantité et la portée démesurées des données recueillies, impliquent un contrôle permanent et une mise aux normes drastique de l’enfance. De plus, des applications permettront aux élèves de s’auto-évaluer (il faut qu’il intègre ces normes). Déjà des tests en ligne fleurissent pour évaluer par exemple le concept de soi en mathématiques (52), certains troubles du comportement, la sociabilité par des simulations, etc. Or le psycho sociologue Monteil a montré combien les auto-évaluations d’un enfant dépendaient des jugements de son entourage. On imagine l’impact que peuvent avoir sur la représentation de soi des jugements négatifs fixés définitivement dans un livret informatique accessible à un grand nombre de personnes.

Le développement de la pensée

Les évaluations des attitudes impliquent une « manière d’être » souhaitable. On assistera donc au développement de comportements normés. Quelle place sera laissée aux enfants hors norme, à l’originalité et à la créativité, à la motivation, au plaisir et à la liberté d’apprendre hors des structures ?
La multiplication d’évaluations standardisées tend à conduire l’enfant à reproduire des procédures par répétition au lieu de l’inciter à s’attacher à la notion ou au mécanisme étudié. L’enfant est entraîné vers un morcellement des tâches au détriment d’une approche et d’une réflexion globales, du développement de la pensée, de l’intelligence.

Le renforcement de l’inégalité des chances

Alors que l’écart des résultats scolaires se creuse toujours plus entre les milieux socioculturels défavorisés et les milieux favorisés, l’État renforce encore ces inégalités en attribuant à l’élève et à sa famille la responsabilité de la réussite et de l’échec et en favorisant l’emprise des sociétés privées sur l’Éducation.

La destruction des repères collectifs

Le jeune, lors de son orientation ou de son entrée dans la vie active, sera seul responsable d’un échec : il n’aura pas la bonne compétence ! Ainsi la responsabilité de la société qui ne fournit pas de travail à une jeunesse diplômée sera moins lisible.
L’individualisation des apprentissages à l’extrême favorisera le bachotage et entraînera la raréfaction du travail en équipe, de la coopération, du tutorat, alors que les chercheurs ont montré leur intérêt pour l’apprentissage (Piaget, Baudrit, etc.).

La négation des rapports humains dans l’éducation

L’objectif des industries du numérique est « 0 papier » (tout par ordinateur) et un maximum de formations en ligne : qui peut croire qu’on acquiert une culture commune par ordinateur et sans médiation humaine ?
De plus l’addiction à l’ordinateur constitue déjà un problème de santé publique. Pour d’autres enfants, le rejet de l’ordinateur est manifeste. Ils ne sont pas ou plus fascinés par l’outil et préfèrent apprendre en entrant dans une communication réelle.
Philippe Meirieu dans le film, Le cartable de Big Brother s’exprime sur le sujet : « L’éducation, c’est autre chose que de l’information. L’éducation c’est être capable de prendre de la distance, d’avoir un esprit critique, de connecter avec d’autres champs de savoir, de regarder si les disciplines, entre elles, résonnent ou pas. C’est aussi être capable de, progressivement, effectuer des exercices de plus en plus complexes, c’est avoir une progression, une exigence à l’égard de soi. Ça, c’est des exigences éducatives. On peut imaginer un nombre considérable d’outils qui viennent apporter de l’information, c’est pas pour autant que ces outils feront de l’éducation. Jusqu’à plus ample informé, l’éducation, il n’y a qu’un homme qui peut le faire. On n’a pas d’exemple dans l’humanité d’une éducation qui se fasse sans qu’un homme se coltine un autre homme, lui impose des exigences, se mette face-à-face avec lui ou côte à côte avec lui et lui dise : « Voilà où tu vas arriver, voilà ce que tu vas faire », que l’autre s’essaye et que petit à petit, un homme grandisse dans ce dialogue. »

Les atteintes à la liberté de l’enfant

Ces dispositifs portent donc atteintes à la vie privée de l’enfant, à ses possibilités d’émancipation et au droit et au pouvoir de choisir son avenir. Sylviane Giampino explique que « la manière dont chaque enfant construit les moyens de dépasser ses difficultés dépend de la capacité du monde qui l’entoure à ne pas savoir ce qui va lui arriver, ce qu’il va devenir ».
Albert Jacquard conclut, Mon utopie, 2006, par « J’ai raconté au début de ce livre comment, passant durant l’Occupation sans livret scolaire d’un lycée à un autre, j’ai saisi au bond l’occasion de changer la définition que les autres donnaient de moi. J’en ai gardé la conviction que la liberté de chacun ne peut s’épanouir que si la société ne possède pas trop d’informations sur lui. « Je suis celui que l’on me croit « , dit un personnage de Pirandello. Mieux encore serait : « Laissez-moi devenir ce que je choisis d’être. » »
Quel adulte apprécierait que l’on ait gardé trace de ce qu’il a été, de ce qu’il a fait, enfant ou adolescent ?

(52) Sentiment de compétence en mathématiques (10 items), Sentiment de difficulté en mathématiques (10 items), Attitude face aux mathématiques (10 items).

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